La petite histoire d'une entreprise familiale
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La petite histoire d'une entreprise familiale

Mon fils Christophe m’a chargé d’écrire quelques lignes sur l’histoire de POISSON SAINT-ELOI.


C’est Robert POISSON, mon père, arrivé en 1944 à Saint-Maur à l’âge de 34 ans, qu’il faut interroger. C’est à lui de raconter. C’est son histoire.


Personnellement, le passé évoque pour nous, ma sœur et mes deux frères, notre enfance.


Né en 1949, j’ai grandi dans cette quincaillerie familiale et quel terrain de jeu ! Imaginez de grands bacs en bois sur roulettes avec des poudres de toutes les couleurs, la chaleur des ocres et ce bleu, ce bleu fort, vrai, qui vous restait sur les doigts. Bien sûr, il était défendu d’y toucher.


Il n’était pas plus autorisé de jouer avec les caisses en bois de toutes tailles dans lesquelles nous recevions la marchandise bien avant les emballages en carton. Cette montagne de caisses sous le haut-vent de la cour, qui doublait de volume le lendemain des vacances scolaires ! Et oui, notre cabane était dessous, bien cachée, avec passage secret…


Mais le trésor des trésors reste bien la seule colle vendue dans le magasin, la colle d’os. Des grands sacs de jute de perles d’or dans lesquels on pouvait plonger les mains, les élever et en faire ruisseler des scintillements. Cette colle unique, à faire chauffer au bain-marie sur le fourneau des ateliers, fit place aux néocyanopolucrylanérobies, où technique remplace poétique.


Comment ne pas se rappeler les courses folles de chariots, surtout dans l’allée centrale, celle des cuisinières d’émail blanc, allée de dents étincelantes dans cette grande bouche de poussière.


L’angoissant, notre nucléaire à nous, c’était des grands fûts de fer, avec des étiquettes alarmantes, qui contenaient des pierres aux touchers soyeux et à l’odeur unique. Ce carburant, inquiétant et magique, qui, au contact de l’eau des lampes, fournissait le gaz éclairant.


Assez bavardé, allons interroger l’intéressé.


Robert POISSON raconte…


Les bistros tenaient donc une grande place ?


Les bistros ? Il y avait plus de bistros que de boulangeries. Le nombre d’artisans qui fréquentaient une quincaillerie justifiait l’existence d’une “annexe”. À Paris, les artisans payaient le coup aux commis. L’astuce consistait en un prétexte inventif pour ne pas aller boire ce coup qui, noté sur l’ardoise de chacun par le patron, se transformait le midi en super casse-croûte.


À la Quincaillerie Centrale, rue des Martyrs, le bistro avait les mêmes horaires que la quincaillerie, il était fermé le samedi après-midi et le dimanche. Bien sûr, il est difficile d’imaginer à cette heure où l’on porte le portable, que nous n’avions d’autre possibilité pour porter notre voix à l’autre que de le voir, de se rencontrer pour se raconter.


La création des Ets Poisson à Saint-Maur coïncide avec l’utilisation des premiers centraux téléphoniques automatiques, nous avions le numéro GRA (Gravelle) 04 00. Beaucoup de nos clients n’avaient pas le téléphone.


Robert Poisson, vous arrivez en 1944 à Saint-Maur, à 34 ans, pour créer votre entreprise. Mais avant ?


D’abord, je voudrais que Gilberte, mon épouse, se joigne à nous, car c’est avec elle que je suis venu à Saint-Maur, et grâce à sa ténacité et à son courage que nous sommes entrés dans cette aventure de création d’entreprise.


Avant la guerre, j’étais “Chef de service” – le nom de cadre est venu plus tard – à la Quincaillerie Centrale. Cette quincaillerie a été créée par mon père et six autres quincailliers de Paris, qui ont chacun amené leur fonds de commerce. Cette création était le fruit d’une collaboration et d’une entente entre collègues déjà ancienne car ils se réunissaient pour acheter en commun de la marchandise avec, comme objectif, la contenance d’un wagon.


Ils se réunissaient place de la Bastille, au Carillon. L’emplacement existe toujours, mais l’enseigne s’est uniformisée en Hypopotatruc.


Vos fils vous ont rejoint ?


Oui, tous les trois, entre 20 et 24 ans, après des périodes professionnelles chez d’autres commerçants et avec des compétences très différentes, ont rejoint l’entreprise. L’aîné est même déjà à la retraite. C’est un peu comme une course de relais ; avec ma femme, nous avons couru en tête et, après, chacun vint apporter ses compétences. Actuellement, c’est Claude qui dirige la maison.


Et les petits-fils ?


Certains oui, certains non, certains ont encore le temps d’y penser. Parmi les grands, un est déjà salarié et il est responsable de l’informatique et du développement.


Mais ils sont là le jour de l’inventaire, jour de rush, jour de ruche. Ils font venir les copains et comptent les 35 000 références du magasin dans la journée, et, grâce à l’ordinateur, quelques jours après, ils ont le résultat.


Avant la mémoire de l’ordinateur, avec ma femme, pour ne pas rechercher le prix d’achat des articles, nous avions mis au point un code. Sur les articles, nous remplacions les chiffres du prix d’achat par les lettres du mot ABSOLUMENT (un mot de 10 lettres pour 10 chiffres). À la quincaillerie Butin, Bd. Saint-Martin, nous employions le mot “SACREPUTIN”, ce qui était plus local. Reste à savoir dans quel sens ce mot était utilisé, si le 1 était le A ou le T. Je ne vous le dirai pas car il faut qu’un secret, même dévoilé, reste un secret.


Saint-Eloi, est-ce le hasard ?


Saint-Eloi est le Saint patron des gens qui travaillent les métaux. L’enseigne “À Saint-Eloi” de la quincaillerie Simon, rue de Charonne à Paris, n’est donc pas un hasard. Il était normal que mon père ne change pas l’enseigne de la boutique qu’il racheta en 1909.


Pour nous, choisir Saint-Eloi avec Gilberte, mon épouse, lors de la création de notre entreprise, c’était certainement établir un lien sentimental avec mon enfance et mes parents.


La connaissance ?


Nous avons toujours formé des apprentis, parfois une douzaine en même temps. Moi-même, j’ai passé le premier certificat d’aptitudes professionnelles de la quincaillerie en 1929. Une culture ne s’acquiert pas par autochargement dans le cerveau, sauf à la télévision.


C’est l’observation de tout, l’analyse et les recoupements d’informations qui, catalysés par l’intérêt que l’on porte à sa profession, vont inscrire les connaissances dans notre mémoire. La capacité d’acquérir encore et encore d’autres connaissances, là, pas d’indigestion, car la capacité de notre cerveau ne connaît pas de limite.


Notre capacité à trouver l’introuvable se trouve dans l’esprit de la maison.


En espérant que les clients n’en profitent pas et jouent le jeu en se fournissant régulièrement chez nous. C’est ce que font les professionnels, et beaucoup moins les particuliers, dont le premier réflexe est d’acheter dans les grandes surfaces pour ensuite venir chercher l’introuvable chez nous, ce qui à terme n’est pas viable.


Un de mes fils raconte qu’un client lui a demandé un clou, pas deux, un. Mais à tête large. Le client le trouvant trop long, le clou fut sectionné. Le client a demandé combien il devait, et mon fils a répondu : “Ce que vous voulez, car pour le temps passé, ce clou n’a plus de prix.”


La petite histoire d’une entreprise familiale…


Beaucoup d’emplois sont supprimés dans le commerce traditionnel et remplacés par des emplois partiels, subventionnés, avec des horaires tournants pour que le personnel ne puisse pas prendre un deuxième emploi. Voici des gens pas fatigués et surtout non indispensables car tout est prêt pour remplacer les caissières par des capteurs électroniques.


Guy Poisson, 1999